II. ANNEXES | [contre-proposition] |
La question de l'immigration et de la nationalité est depuis près de vingt ans dangereusement utilisée comme une arme du combat politique. A ce titre, on peut partager certains des arguments avancés pour justifier les projets Guigou et Chevènement, mais le choix de la recherche d'un consensus dépassant le clivage droite-gauche et conduisant à ne pas abroger les lois Pasqua-Debré-Méhaignerie, ne saurait être accepté.
Le « consensus » auquel appelent les projets de lois Chevènement et Guigou n'est pas celui de la République et du juste milieu, mais bien celui qui consiste à faire avaliser par la gauche la dérive répressive de notre législation en la matière depuis 1974 et surtout depuis les lois de 1993.
Il est vain d'espérer un consensus républicain avec ceux qui ont rompu avec les principes de la République. Il valait donc mieux créer les conditions d'un débat clair sur le fond. Il fallait une rupture franche avec le texte trop ancien de l'ordonnance du 2 octobre 1945 dénaturé par 24 modifications successives et avec ceux qui ont provoqué la cassure avec notre fond culturel traditionnel : du droit du sol et du principe d'égalité.
Car il existe bel et bien en France un assez large consensus sur le droit du sol, le principe d'égalité des droits entre les habitants de ce pays et le droit d'asile. Mais ce consensus culturel, qui remonte pour partie au delà de la Révolution à l'Ancien Régime, ne s'explicite pas au plan politique depuis une vingtaine d'années et surtout depuis les lois de 1993.
Cet abandon est grave sur le fond. Il l'est aussi sur la forme. L'abrogation des lois Pasqua-Debré-Méhaignerie était un engagement formel de Lionel Jospin au nom du Parti socialiste (déclaration au Zénith le 15 mai) et plus encore de la déclaration commune PS-PC (refonte globale de notre législation). La querelle n'est pas purement sémantique car les lois litigieuses ne sont pas vidées de leur substance nocive et restent marqués par la défiance (droit du sol à 16 ans, allongement de la rétention administrative, double-peine, références à l'ordre public, à la polygamie, à la fraude aux mariages blancs...).
Cette exigence de fidélité aux engagements est aussi celle de la modernité et de la réhabilitation de la politique. Il est de mauvaise politique, lorsqu'un mouvement social du type de l'an dernier s'est mobilisé sur une question, d'ignorer ses exigences et ses propositions et de le mettre à l'écart du processus de réflexion préalable à la décision. D'autant que ce réveil civique n'est pas étranger à la victoire, courte, il faut le rappeler, de la gauche. Des milliers de jeunes, d'intellectuels, d'artistes sont ainsi sortis de l'abstention sur la base de cet engagement, que nous voulons aider le gouvernement à tenir.
La multitude des réformes, voire des remises en cause fondamentales qui se sont succédées depuis l'ordonnance de 1945 nécessite aujourd'hui une refonte générale de la législation et une réaffirmation de ses fondements.
Notre démarche guidée par les recommandations de la Commission nationale des droits de l'homme s'articule autour cinq grands axes :
Premièrement, il ne peut y avoir en la matière de loi de circonstance.
On ne légifère pas sur « l'immigration en temps de croissance »puis sur « l'immigration en temps de chômage ». Non que la conjoncture soit indifférente à la gestion des flux, mais en la matière, la définition des principes doit primer sur le conjoncturel. Motiver une loi surl'immigration en évoquant en vrac : « le poids du chômage de masse, les difficultés de certaines cités, la montée des modèles communautaristes... », comme le fait, pour la première fois de façon explicite, l'exposé du projet de loi Chevènement revient à légitimer a posteriori le discours de l'extrême droite.
Plus grave la véritable motivation de cette abdication aux thèses de l'adversaire n'est pas sociale mais bien politique. Le consensus sur le fond culturel commun de la République, droit du sol, égalité des droits, s'est exprimé pour la dernière fois en 1984 avec l'instauration à l'unanimité des deux chambres de la carte de 10 ans avec renouvellement automatique. Qu'un gouvernement de gauche soit aujourd'hui incapable de restaurer cette mesure simple de satbilisation et d'intégration, adoptée en son temps par l'ensemble des formations politiques, se passe de tout commentaire. En 1984, le « chômage de masse » était à l'oeuvre depuis dix ans, mais cette même année le Front National faisait irruption sur la scène politique française avec sa percée aux européennes. Depuis lors la stratégie de la droite comme de la gauche pour endiguer la montée de l'extrême droite a consisté, avec la réussite que l'on sait, en la mise en place d'un arsenal juridique toujours plus répressif et discriminatoire.
Après « les mauvaises réponses à de bonnes questions », « les odeurs », « le péril d'invasion », « le seuil de tolérance », « la misère du monde »... les projets actuels sont une concession de plus. Une concession plus grave encore car elle va faire loi, et loi de « gauche » qui plus est.
Deuxièmement, il faut rompre radicalement avec la dérive répressive de notre législation :
On peut identifier trois racines communes à la droite et à la gauche justifiant cette dérive depuis une vingtaine d'années : le fantasme de l'invasion, la distinction artificielle entre réguliers et irréguliers, le remplacement du principe par l'exception comme point de départ de la loi.
A en croire certains, des hordes de millions de miséreux seraient à nos frontières prêts à nous envahir. Ce fantasme xénophobe n'est pas nouveau. Ce péril justifierait la déstabilisation grandissante des immigrés, la remise en cause du droit du sol et de notre tradition du droit d'asile.
L'immigration a été stabilisée depuis 20 ans dans notre pays et ce, avant l'adoption de textes répressifs. La proportion d'immigrés est la même qu'en 1931.
La France n'accueille pas toute la misère du monde. 84% des migrations engendrées par la pauvreté se font entre pays du Sud. Pour palier la faiblesse de sa démographie et satisfaire les besoins de son économie les employeurs et les gouvernements successifs de ce pays n'ont fait qu'importer une main d'oeuvre qu'ils ont d'ailleurs très longtemps sous-payée.
Sans cet apport de l'immigration depuis un siècle notre pays serait moins peuplé de 12 millions d'habitants. Sans immigration notre système de retraites par répartition n'aurait sans doute pas vu le jour, il ne serait en tout cas aujourd'hui plus qu'un souvenir.
Aucune invasion ne nous menace aujourd'hui. Nous n'avons à faire face qu'à des flux continus et en nombre limités.
Les irréguliers (déboutés du droit d'asile, refus de regroupement familial, victimes des réseaux de main d'oeuvre) sont pour une grande part fabriqués par les lois Pasqua-Debré.
La question du sort des laissés pour compte de la régularisation en cours est désormais posée. Elle risque de concerner environ 70 000 habitants de ce pays.
Nous rejetons l'hypothèse selon laquelle ces personnes auraient été invitées à se faire connaître pour ensuite être expulsées.
En réalité, les déboutés de la régularisation vont demeurer en France dans la clandestinité. Tout simplement, parce que ces textes répressifs sont inapplicables. Cette mesure, signifierait le départ d'un charter de 200 personnes par jour pendant un an.
Dans ces conditions on comprend mal le refus de procéder, et d'expliquer, une régularisation massive et rapide sur la base des critères concrets et humains du Collège des médiateurs. Il faut sortir de l'hypocrisie sur ce sujet pour redonner du sens à nos lois en les rendant applicables. Celà suppose de cesser de présumer le racisme et l'incompréhension de nos concitoyens.
Cette régularisation de ceux qui en ont fait la demande, mesure de bon sens et d'apaisement, est le préalable à la refondation de notre législation. La dernière régularisation remonte à 1981. Les 145.000 demandes actuelles pour 16 ans écoulés représentent 9 000 personnes par an, pour un pays de 60 millions d'habitants. Où est l'invasion dont on nous parle?
Nous ne nous prononçons pas pour « des papiers pour tous » et encore moins pour l'ouverture totale des frontières. Il faut clairement distinguer entre la régulation des flux, et le sort de ceux qui sont déjà sur notre sol. La sagesse, le réalisme, consistent à légiférer pour réduire à sa plus simple expression le nombre des irréguliers, des sans-droits, parmi ces personnes qui de toute façon sont ici et ont pour la plupart vocation à y rester. Leur maintien dans la clandestinité est une aubaine pour les marchands d'esclaves et de sommeil et autres proxénètes. Il pèse sur notre législation du travail et donc sur les conditions et la rémunération du travail des plus modestes dans ce pays.
Cette fabrique légale à sans-papiers résulte d'une législation qui présume la fraude, généralise le soupçon et les discriminations, et où l'exception fonde la règle. Le cas le plus connu est celui des mariages mixtes. L'infime proportion de mariages blancs justifie un contrôle a priori, et non a posteriori comme le permettrait le droit commun, qui se traduit par la précarisation de l'ensemble de ces couples.
Pour couper ces trois racines communes à la dérive de la droite et de la gauche il est nécessaire de rompre nettement avec les dernières réformes de l'ordonnance de 1945 (lois Pasqua, Méhaignerie, Debré) qui sont fondamentalement en contradiction avec la tradition juridique française en la matière. Cette démarche doit s'inspirer des principes rappelés par la Commission nationale consultative des droits de l'homme : le principe d'égalité, la liberté d'aller et de venir, le droit de mener une vie familiale normale, le droit de rechercher des moyens convenables d'existence.
Or, les projets de lois Chevènement et Guigou n'opèrent pas cette rupture et ne reviennent pas au statu quo ante. Ils maintiennent la logique de suspicion et donc de répression à l'égard des populations d'origine étrangère.
Se prononcer contre ces projets, ne signifie ni l'ouverture totale des frontières, ni la liberté totale d'installation de tout étranger sur le territoire de la République.
Nous pensons nécessaire d'entreprendre la rédaction d'un acte législatif fondateur d'ensemble avec l'objectif de réécrire de façon moderne et cohérente les bases du Droit français en la matière.
Elaborer un nouveau texte aurait été la meilleure façon de prendre une position claire vis-à-vis du renfermement identitaire, de relancer la question récurrente du droit de vote des étrangers et de lier l'ensemble de ces problèmes aux questions de la coopération.
Notre réflexion se fonde sur les principes simples commandés par notre constitution et nosengagements au regard du droit international (Accords d'Helsinki, Convention Européenne des Droits de l'Homme...) que la loi doit affirmer et prendre comme axiomes. Le travail du législateur consiste à encadrer et à fixer des limites à ces droits selon "les exigences d'une société démocratique et dans le cadre de la souveraineté de tout état-nation" pour reprendre les termes de l'excellent rapport de la Commission nationale consultative des droits de l'homme.
La spécificité du modèle français d'intégration repose sur le droit du sol et le principe d'égalité qu'il s'agit de restaurer.
En légiférant sur l'entrée et la résidence des étrangers, on ne gère pas seulement des flux démographiques ou économiques, c'est-à-dire la liberté de circulation des hommes et leur statut, mais on codifie aussi les fondements de la citoyenneté, de la démocratie, et de la nation françaises.
C'est pourquoi nous militons en faveur du droit du sol dès la naissance en ce qui concerne la nationalité. Laisser planer le doute sur l'identité nationale d'une partie de la jeunesse française et établir une inégalité entre les enfants de ce pays selon que leurs parents y sont nés ou pas va à l'encontre de la volonté d'intégration. Il convient également de codifier un droit d'asile conforme à nos traditions, c'est à dire, s'appliquant quel que soit l'auteur des persécutions (Etat, groupe armé...).
D'une façon générale, il faut revenir à l'égalité des droits entre les citoyens français et les résidents étrangers qui, en matière sociale, pénale et civile doivent relever du droit commun et non d'une législation d'exception. Aucune mesure discriminatoire n'est admissible (soupçon a priori sur les mariages mixtes, obstacles au regroupement familial, rétention administrative plus emprisonnement, double-peine...). Cela implique la dépénalisation de la présence irrégulière en France. 20% des étrangers incarcérés en France le sont au seul motif de l'irrégularité de leur séjour. Cette situation explique en grande partie l'engorgement de nos prisons que chacun déplore. Bien plus, ces lois mobilisent, pour les contrôle d'identité au faciès, et les interrogatoires, des forces de police qui ne sont plus disponibles pour assurer leur véritable mission : garantir la sécurité de tous. Ce qui est vrai pour la police l'est aussi pour les préfectures et la justice. Autant d'institutions qui ont suffisament à faire sans qu'on leur fixe l'objectif irréalisé car irréaliste de « l'immigration clandestine zéro ». Elles creusent chaque jour un peu plus le fossé de la suspicion entre Français et étrangers, ou « ceux qui en ont l'air », entre une partie de notre jeunesse et la police.
Seule l'élaboration d'un texte adapté aux exigences et aux réalités de notre époque peut permettre de mettre fin à ce formidable gâchis. La gauche se doit de travailler à une déclinaison moderne de notre devise républicaine en matière d'immigration et de nationalité : liberté de circulation; égalité des droits, fraternité de fait.
Cette fraternité de fait, que certains appellent intégration, se vit tous les jours et concerne les Français comme les étrangers. On ne légifère pas sur la fraternité. Le rôle du législateur se limite ici, à ne pas entraver son épanouissement en garantissant l'égalité de tous devant la loi.
Au passage, il est paradoxal que l'épouvantail du communautarisme soit agité par ceux là mêmes qui le favorisent par leur législation d'exception et de division qui incite au repli sur eux-mêmes et à la défiance mutuelle des immigrés comme des Français.
Quatrièmement, inventer une politique de co-développement durable avec les pays d'origine
Depuis bientôt vingt ans, notre pays n'a rien d'autre à proposer que des lois de police, aux 3,6 millions de personnes qui vivent sur notre sol et seront des Français de demain.
Le traitement adapté à notre époque des questions de la nationalité et de l'immigration ne saurait relèver du seul ministère de l'intérieur, mais bien, avant toute chose, des instruments de coopération et de développement à mettre en oeuvre. Cette tâche devrait revenir à un grand ministère de la coopération, du développement et des droits de l'homme, chargé d'élaborer des contrats de développement avec les pays d'origine et de définir notre politique en matière de droit d'asile.
Le co-développement n'est pas la dernière expression à la mode ou le moyen de s'évader du débat en l'élargissant, mais consiste en une politique concrète d'aide aux projets.
Intégrer dans notre législation, des dispositions valorisant et favorisant la part formidable prise par les immigrés au développement de leur pays, nous semble l'un des plus sûrs moyens de renverser la logique répressive et de reprendre l'offensive de manière positive et moderne sur cette question.
Il faut donc repenser de fond en comble notre politique de coopération, qui continue de tenter d'imposer « le modèle de développement » du Nord aux pays du Sud. Ici comme partout l'immigration n'est pas un problème, elle est une part de solution à d'autres et vrais problèmes.
L'OCDE, non soupçonnable d'angélisme tiers-mondiste, vient de publier un rapport intitulé "Les migrants, partenaires pour le développement". Son constat est simple : les immigrés constituent la meilleure source d'aide au développement de leurs pays, ses recommandations sont claires notre intérêt est de les y aider. Ils doivent devenir les premiers vecteurs de notre politique de coopération.
A titre d'exemples : les immigrés marocains en Europe ont, en 1993, transféré l'équivalent de sept milliards de francs et les transferts de fonds de l'immigration malienne équivalent à la valeur du PIB de cet état. Des associations d'immigrés font depuis des années un travail exemplaire de développement respectueux de leur langue, de leur culture et de leur environnement. Par l'amélioration des conditions de vie dans les campagnes, elles freinent l'exode rural. Imaginons ce qu'une banque publique pour le co-développement, en orientant ces fonds vers des investissements productifs, aurait pu faire en matière de création d'entreprises et d'emplois sur les deux rives de la méditérranée. Cette politique suppose de sortir du manichéïsme expulsions-intégration pour favoriser les émigrations d'alternance.
L'immigration constitue une occasion historique de transformer en profondeur l'ordre économique mondial. En outre, cette mise en valeur de l'action des immigrés en faveur de notre intérêt mutuel peut devenir un moyen puissant et inexploité de combattre la lepénisation des esprits.
Cinquiémement, reprendre l'offensive face à la xénophobie
Puisque ce reproche ne manquera pas de nous être fait, nous ne pensons pas ici faire le jeu du Front National.
Tout au contraire, il nous semble évident que le consensus républicain qui nous est proposé, sur la base de la répression, est la pire des choses. Le combat contre le Front-National n'est pas seulement électoral. Nous entendons le mener sans la moindre concession et de manière offensive. Sur cette question comme sur les autres, un clivage fort et renouvellé, entre la droite et la gauche est le seul moyen de faire reculer l'extrême-droite. L'alternative doit exister au sein de la République.
Nous travaillons pour que la gauche soit fidèle à elle même et pour éviter que nos adversaires de droite soient repoussés vers des positions, « copies », de plus en plus conformes à « l'original ». Nous nous refusons à sous-estimer la maturité démocratique de notre peuple . Les citoyens sont adultes. Ils ont droit à la vérité et à un débat explicite.