Entretien avec Geert Lovink

Propos recueillis à Kassel le 4 juillet 1997 [kassel]


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Geert Lovink, né en 1959 à Amsterdam, est un théoricien des médias. Il a fait des études de sciences politiques et a été un pionnier de l'activisme sur Internet. Il est actif au sein du cercle international "netttime". Ses principaux ouvrages sont Empire of Images (1985), Cracking the Movement (1990), et le Datendandy (1994). À l'invitation de Catherine David pour la Documenta X, il a mis en place l'Hybrid WorkSpace en collaboration avec Eike Becker (architecte) et Pit Schultz (théoricien des médias). L'Orangerie a été transformée en un studio ouvert sur plusieurs médias destiné à collecter, sélectionner, connecter, emmagaziner et redistribuer de l'information et du contenu. Les sujets abordés sont sociaux, politiques, et culturels. L'Hybrid WorkSpace est dirigé par onze groupes de toutes nationalités, qui se succèdent sur des périodes de dix jours. Il sera repris lors de la première biennale de Berlin à l'automne 1998. Cet entretien a été réalisé à Kassel, pendant la période consacrée au groupe [au delà de la frontière], un groupe d'Allemagne qui se bat pour les droits des immigrés en Europe, par des membres de l'équipe du Web 'pajol', le Web du mouvement des sans-papiers de France, qui étaient venus à Kassel à cette occasion.

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  • Peux-tu expliquer en quelques mots ce que veut dire « Hybrid WorkSpace » ?

    Geert Lovink : Nous sommes ici à la Documenta qui est une très grande manifestation d'art contemporain, et c'était le choix de la Documenta, de Catherine David, et aussi de la nouvelle Biennale de Berlin, d'utiliser un espace pour autre chose que la présentation d'oeuvres d'art, un espace qui serait un atelier. En fait, le mot « atelier » dit tout ce qu'il y a à en dire. Ainsi j'ai choisi onze groupes pour travailler ici sur une période de trois mois, et ils travaillent tous sur des thèmes différents comme l'immigration, le racisme, le cyber-féminisme, les médias indépendants. Un groupe va venir ici pour faire de la radio. Un groupe va venir pour débattre des relations entre art et science, en regardant du côté des biotechnologies et du génie génétique. Donc un grand nombre de choses vont se passer ici, et certaines ressembleront plus à de la recherche, d'autres ressembleront à des campagnes, des campagnes politiques, d'autres ressembleront à des débats, mais il ne s'agit pas d'une exposition, où vous êtes là seulement pour montrer des oeuvres d'art. Oui, c'est différent. Il s'agit de produire du « contenu ». Et cela a beaucoup à voir avec Internet, parce que la moitié du projet concerne la relation entre ce qui se passe ici et le Net.

  • Oui, mais pourquoi l'appeler « hybride » ?

    Parce qu'on se trouve entre l'espace social ici, l'espace réel, et Internet, qui est le cyber-espace. Dans notre définition des médias, nous avons un grand nombre de médias différents qui peuvent être utilisés. Toutes les semaines, nous faisons des émissions de radio, nous utilisons beaucoup de vidéo, nous produisons des textes de pamphlet, et tout cela d'une manière hybride, c'est-à-dire en faisant des combinaisons. Ainsi, il s'agit de médias hybrides. Voilà d'où ça vient, l'idée de médias hybrides.

  • Dans quel sens penses-tu que les médias hybrides peuvent aider les luttes sociales ?

    Je pense qu'il est très important de partir d'une définition hybride des médias, de ne pas croire en un seul médium qui va déterminer tous les autres, comme dans le passé les intellectuels croyaient dans les mots. Ils croyaient dans les mots écrits, et dans les mots prononcés. Ils croyaient que le discours était tout. Et maintenant, les gens croient que les images sont tout. Donc si, par exemple, on prend le contrôle de la télévision, alors on aurait le contrôle de la conscience des masses. Nous ne croyons pas cela. Nous ne croyons pas aux images. Nous ne croyons pas aux textes. Nous croyons en notre manière très particulière d'utiliser les médias, et de ne pas donner à un médium tout le pouvoir. Peut-être aussi voulons-nous critiquer le pouvoir des médias en tant que tel.

  • Est-ce que cela a un rapport avec ce que vous appelez « médias tactiques », et dans quel sens ?

    « Médias tactiques » est une expression qui a été introduite au début des années quatre-vingt-dix. Peut-être comme une critique de l'idée de médias alternatives, l'expression « médias alternatives » voulant dire « nous avons le bon contenu, nous avons la bonne propagande, nous avons raison ». Parce que nous avons les bons arguments, nous avons les bonnes informations. Et alors, qu'est-ce qui ne va pas ? Qu'est-ce qui va mal ? En fait, tout allait mal avec ce concept, parce qu'il conduisait à un ghetto. Il créait un ghetto isolé d'information. L'information ne circulait pas réellement. C'est pourquoi il y avait une crise dans le concept de médias alternatives. On peut voir ça dans différents mouvements. Avec l'idée de médias tactiques, vous pouvez changer de plateforme. Parfois vous travaillez avec la TV nationale, parfois vous faites un pamphlet tiré à seulement un millier d'exemplaires. Nous considérons que c'est la même chose. Peu importe que la télévision nationale soit bien plus importante que notre pamphlet. Non, nous changeons à chaque nouvelle situation, nous essayons de nous adapter à la meilleure combinaison de médias. Peut-être s'agit-il seulement d'une conversation entre nous deux. Ou bien pour une station de radio, quelque part. Cela définit notre tactique, là où nous sommes, contrairement à une utilisation dogmatique des médias.

  • Si je me souviens bien, dans votre texte sur les médias tactiques, vous parlez d'un « monde de migrants ». Vous dites que le monde devient un monde de migrants. Peux-tu expliquer cela, et expliquer le lien avec les médias tactiques ?

    Cela a beaucoup à voir avec le fait que les médias deviennent très fluides, et que nous sommes comme sur le Net. L'information voyage. Elle n'est plus localisée dans des endroits spécifiques. Par exemple, l'information concernant les sans-papiers voyage à travers le monde. De même que les gens voyagent aussi. C'est une rumeur qui se répend. Et je peux dire que c'est à Tokyo que j'ai vu la première vidéo des sans-papiers. Quand j'étais à Tokyo, bien sûr, j'avais entendu parler du mouvement, mais la première fois que j'ai vu une vidéo, c'est dans une conférence activiste qui se déroulait là-bas, où les gens parlaient des tactiques médiatiques du mouvement des sans-papiers - et on parlait aussi de ton travail, là-bas, à Tokyo -, et de la relation entre le mouvement des sans-papiers et les réfugiés de la station Shinjuku à Tokyo, qui forment aussi un mouvement utilisant de plus en plus de médias hybrides, adaptés à leur situation spécifique. Ainsi en ce sens, l'information voyage, migre, en même temps que les gens.

  • Et es-tu optimiste ou pessimiste concernant le développement de ces médias, et la manière dont ils changent notre vie ?

    J'espère que les médias vont devenir de moins en moins importants. Parce que je suis très préoccupé par le pouvoir des médias et leur monopole. Si on essaie de disséminer les médias, et de favoriser la démocratisation des médias, les médias eux-mêmes deviendront moins importants. Ils s'intégreront mieux à notre vie quotidienne. Et on peut essayer de renforcer l'importance de cela. Cela sonne peut-être un peu utopiste, mais c'est, je crois, notre but incontournable. Pas vraiment l'abolition des médias en tant que tels. Je pense que nous aurons toujours besoin de communiquer d'une certaine manière. Mais le pouvoir symbolique des médias est devenu tellement fort, et ce pouvoir est aux mains d'un si petit nombre de personnes, telles que Time Warner, CNN, etc., que nous devons casser ce pouvoir. Pas seulement en le critiquant, c'est de l'économie. Pas seulement en proposant une alternative. Mais aussi, à mon avis, en diffusant, en ouvrant tous les canaux, pour tout le monde, et en laissant parler les gens, plutôt qu'en parlant à leur place. Je pense que nous sommes à un tournant très important, où nous devons essayer de donner le pouvoir aux gens en leur montrant comment utiliser les médias et la technologie. Je pense que c'est l'objectif essentiel.

  • Et qu'est-ce que tu penses de la thèse qu'on discutait hier, selon laquelle les nouvelles technologies seraient liées à la xénophobie, et ne favoriseraient pas la communication entre les hommes, mais au contraire, aggraveraient l'isolement des gens, seuls avec leur ordinateur ?

    L'isolement est réellement présent dans le WorkSpace. Si on voit l'ordinateur comme un facteur de restructuration des forces du travail, il est effectivement certain que les gens ne perdent pas seulement leur travail, mais aussi leur revenu. Ils gagneront moins d'argent, ils travailleront plus longtemps, selon des horaires plus flexibles, ce qui signifie en réalité qu'ils travailleront sans arrêt et qu'ils seront disponibles en permanence. La technologie facilite cela : la disponibilité immédiate des forces du travail. Ainsi vous ne pourrez plus jamais dire « oh, je ne suis pas à la maison », parce que vous serez contrôlé par une petite caméra, peut-être même que la vitesse de vos doigts sur le clavier sera contrôlée. En ce sens, il y a un contrôle considérable, et oui, de l'isolement. Mais je pense que les mouvements sociaux peuvent réellement utiliser la même technologie pour s'y opposer. Mais pour cela, il faut des vrais meetings. Nous ne croyons pas uniquement aux cités virtuelles, aux sites Web immenses. Nous croyons que cela doit être hybride, associé aux rencontres de la vie réelle, telles que nous deux, ici, à Kassel, oui, le lien entre Paris et Kassel que nous établissons en ce moment, et avec Amsterdam, et avec beaucoup d'autres endroits Et nous utilisons ces possibilités de communication pour établir ces liens entre les gens.

  • Et en ce qui concerne la relation avec la xénophobie, Internet et la xénophobie ?

    Je ne vois pas cela comme ça. Internet est beaucoup trop fluide. La xénophobie est seulement un phénomène, ou une réponse à ce saut technologique, cette révolution technologique comme certains l'appellent. Cela pourrait aussi être anti-européen, anti-américain. Cela n'est pas nécessairement dirigé contre les étrangers ou les Africains. Cela peut se donner toute sorte de victimes. Peut-être est-ce aujourd'hui dirigé contre les Africains, mais cela peut très facilement se réorienter, et se tourner vers les pauvres, ou la prochaine fois vers les chômeurs. Et cela dépend surtout du climat politique. Je pense que cela dépend avant tout de la manière dont les hommes politiques traitent de la question. Et je dois dire que dans le climat politique actuel, il est très facile de mettre en relation l'ordinateur et la xénophobie, parce que les hommes politiques encouragent cela.

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    Sites à consulter :

    http://www.documenta.de/workspace
    http://www.waag.org/tmn
    http://thing.desk.nl/bilwet
    http://www.desk.nl/~nettime
    http://www.contrast.org/