Immigration : le règne de l'arbitraire
par Ivan du Roy [débat]

Croissance, n°398, novembre 1996.

Dans la matinée du 18 mars, trois cents personnes investissent l'église Saint-Ambroise, dans le 11ème arrondissement de Paris. D'origines diverses, de situations de famille variées, ils ont un point commun : l'administration française refuse de leur accorder des papiers. Bravant toute règle de prudence ‹ le devoir d'un clandestin n'est-il pas de demeurer caché ? ‹ ils ont décidé de se regrouper au grand jour pour exiger la régularisation administrative de leur situation.

Le 20 mars, les forces de l'ordre interviennent une première fois pour faire évacuer l'église. Les sans-papiers se réfugient dans le gymnase Japy à quelques dizaines de mètres de là. Quatre jours plus tard, deuxième intervention policière musclée. Les sans-papiers sont alors emmenés au centre de rétention administrative du Bois de Vincennes puis libérés. Après avoir été accueillis dans divers locaux associatifs, syndicaux et culturels, ils occupent un hangar désaffecté appartenant à la SNCF, proche de la gare du Nord. Quarante-trois hommes et treize femmes entament une première grève de la faim, qui se prolonge vingt jours. Plusieurs manifestations de soutien sont organisées.

Côté négociation, un collège de médiateurs, réunissant vingt-six personnalités, se constitue le 6 avril. Matignon et la Préfecture de police reçoivent ses représentants à plusieurs reprises. 285 dossiers des « réfugiés de Saint-Ambroise » sont alors déposés pour réexamen. En réponse, 205 convocations sont envoyées et, le 26 juin, le verdict du ministère de l'Intérieur tombe : seules 48 personnes seront régularisées. Réaction des sans-papiers : ils s'installent dans l'église Saint-Bernard et dix d'entre-eux commencent une grève de la faim. Celle-ci est interrompue à l'aube de son cinquantième jour. 1.500 policiers et gendarmes investissent le quartier et pénètrent dans le lieu de culte. L'image des coups de hache (ou de merlin selon l'appellation officielle de l'outil), fracassant une porte, demeure le triste symbole de cette évacuation. À l'intérieur, blancs et noirs sont séparés. Ces derniers sont emmenés au centre de rétention du Bois de Vincennes, dans l'attente de la procédure juridique.

Cette lutte, que seule une grève de la faim a permis de médiatiser, révèle le profond malaise qui plane à la prononciation du mot « immigration ». Fermeté à droite, embarras à gauche, mal-dissimulé par des appels à la négociation, nul, mis à part l¹extrême-droite, ne semble tenir de discours clair.

La réalité de l¹immigration aujourd¹hui ? « C¹est le passé qui continue » constate Mohammed Essabar, de l¹Association marocaine des droits de l¹homme (AMDH), lors d¹une conférence de presse à Paris, le 12 septembre. Référence à l'Histoire qui lie la France à ses anciennes colonies. Mais la réalité actuelle de l¹immigration est aussi le produit d¹un passé juridique lourd en matière de politique des flux migratoires.

Tout commence en 1972. La circulaire Marcellin-Fontanet (respectivement ministre de l¹Intérieur et ministre du Travail, de l¹Emploi et de la Population) marque la fin de la liberté de circulation en instaurant un titre de séjour. Pour l¹obtenir, un travailleur étranger est désormais obligé de produire un contrat de travail d¹un an ainsi qu¹une attestation de « logement décent ». Objectif : ajuster l¹immigration aux besoins de l'économie. L¹arrêt de l¹immigration et la fermeture des frontières sont officiellement prononcés en 1974. Durant les vingt années qui suivent, tout un arsenal juridique parachève cette nouvelle politique de contrôle.

Le 17 juillet 1984, la loi Georgina Dufoix (ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale) institue deux types de titres de séjour : la carte temporaire, valable un an maximum, et la carte de résident (d'une durée de dix ans), renouvelable automatiquement. Aujourd¹hui, les lois Pasqua laissent les préfets décider du renouvellement ou non des titres de séjours temporaires, ils n¹ont pas à motiver leur refus. Bref, aucune possibilité de recours. Quant aux cartes de résidents, elles ne sont plus renouvelables automatiquement. Résultat : des centaines de personnes habitant et tavaillant en France depuis plusieurs années sont devenues des « clandestins ».

Premier droit bafoué : celui de vivre en famille. La fragilisation juridique des familles immigrées remonte à 1984. Le regroupement familial est restreint et un délai de six mois est instauré entre la date du mariage et l¹acquisition de la nationalité par le conjoint étranger. Les lois Pasqua de 1993 portent ce délai à un an. Par le durcissement de l¹obtention ou du renouvellement des titres de séjour, elles ont définitivement clandestinisé les personnes d'une même famille rejoignant leur proche, installé légalement en France. Exemple : une ressortissante algérienne entre en France en compagnie de sa famille, en 1962 à l'âge de cinq ans, et y réside jusqu'en 1986. Ne bénéficiant que d'une autorisation provisoire de séjour, elle demande sa régularisation en 1991. En réponse, la Préfecture des Yvelines lui délivre un... arrêté de reconduite à la frontière (1).

Les parents d'enfants français nés avant le 1er janvier 1994, date d'entrée en vigueur des premières dispositions du nouveau code de la nationalité (loi du 22 juillet 1993), sont censés être régularisés, comme l'indique une circulaire diffusée aux préfectures le 5 mai 1995. Mais localement, son application dépend du bon-vouloir de l'administration qui juge du « caractère humanitaire » de la régularisation. La loi ne s¹applique donc plus de la même manière pour tous. Pour preuve, le parcours administratif de Karamba Diaby. De nationalité guinéenne, sa demande d'asile est rejetée en 1991. En décembre de la même année, son épouse donne naissance à un enfant dont la nationalité française est reconnue. Cela n'empêche pas la Préfecture des Alpes-Maritimes de prendre un arrêté de reconduite à la frontière contre ce père d'enfant français... le 15 février 1996, dix mois après une circulaire conseillant le contraire. La régularisation des parents d'enfants nés en France après le 1er janvier 1994 s'avère encore plus aléatoire. Leurs enfants étant étrangers, ils ne sont donc pas un motif de régularisation. Même problème pour les conjoints de Français ou d'un étranger en situation régulière, ainsi que leurs enfants.

Second principe remis en cause, qui constitue l¹un des fondements de l¹image de la France à travers le monde : le droit d'asile. Une large part des sans-papiers est composée, selon le collège de médiateurs, de « personne dont le retour l'exposerait à des risques sérieux ». Là encore, ce droit a subi une réglementation de plus en plus restrictive. L¹asile est accordé, ou non, par l¹Office français des réfugiés et apatrides (Ofpra). Cette administration est censée se référer aux principes de la Convention de Genève de 1951. Celle-ci définit le réfugié comme personne qui « craignant avec raison d¹être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou ne veut se réclamer de la protection de ce pays... ».

En 1989, l¹Ofpra est réformée pour faire face à l¹augmentation de demandes d¹asile. Des moyens supplémentaires sont attribués, des primes au rendement instaurées. Mais le rôle de cet organisme semble de plus en plus subordonné aux considérations sociales, économiques ou politiques des gouvernements français successifs. « La mission assignée à cet office par le gouvernement est impossible à remplir sans graves risques pour un trop grand nombre de réfugiés » déplore la Commission de sauvegarde du droit d¹asile, dès 1990. Effet pervers de la réforme : dans l'urgence, la vérification des dossiers est bâclée et l'asile refusé. Exemple de ce ressortissant yougoslave quittant son pays pour ne pas répondre à une convocation militaire. En France, il demande le statut de réfugié. Refus de l'Ofpra. Finalement, le droit d'asile lui sera accordé par la commission des recours.

D¹autres dispositions juridiques ou administratives arbitraires marginalisent la population immigrée. Le principe de la double peine par exemple : un étranger coupable d¹un délit est non seulement condamné à la peine conséquente mais peut être l¹objet d¹une procédure de reconduite à la frontière. Deux sanctions pour une unique faute. Situation bien connue d¹Alberto, ressortissant espagnol, qui vit en France depuis 1967. En 1979, il est jugé en correctionnelle pour un délit et purge une peine de plusieurs mois de prison. Dès sa sortie de Fleury-Mérogis, il est l¹objet d¹un arrêté ministériel d¹expulsion. Plusieurs fois expulsés, il revient à chaque reprise. Malgré deux recours, sa situation est toujours en attente d¹un règlement.

À l¹université aussi la séparation entre étudiants français et étrangers est consommée. Ceux-ci l'apprennent à leurs dépens en se voyant retirer leur carte de séjour. Motif : la Préfecture juge que la réalité et le sérieux de leurs études ne sont pas démontrés. Ailleurs, une mairie ne reconnait pas un mariage mixte, une Caisse d'allocations familiales refuse une allocation aux adultes handicapés, un foyer de travailleurs étangers est détruit sans relogement (comme à Montreuil)... Arbitraire et immigré sont-ils désormais indissociables ?

La loi et les pratiques administratives sont le reflet du discours politique. Selon Maître Henri Leclerc, avocat et président de la Ligue des droits de l'homme, celui-ci « repose sur trois volets sans cesse énoncés : l'aide massive aux pays où règne la misère (...), un programme ambitieux pour permettre l'intégration des étrangers en situation régulière, et enfin la chasse impitoyable aux clandestins. Les deux premiers volets n'ont jamais pu être mis en oeuvre (...), il ne reste plus que la vision policière des choses »(2). Les évènements de Saint-Bernard l'ont confirmé.

S'ils n'ont pas obtenu une régularisation d'ensemble, les « réfugiés de Saint-Ambroise » ont posé le débat en d'autres termes : « sans-papiers mais pas clandestins » clament-ils. Exit le discours xénophobe consensuel, de « l'invasion » (Valéry Giscard d'Estaing, 1991) au « seuil de tolérance » (François Mitterrand, 1989), en passant par « le bruit et l'odeur » (Jacques Chirac, juin 1991). L'immigration zéro, ou négative, est devenu un mythe si l'on prétend respecter les droits de l'homme. Pour l'instant, seul Jean-Marie Le Pen monte l'enchère électorale. Son nouvel argument : « les races sont inégales » (septembre 1996). Reste les partisans de l'instauration de quotas d'immigrés, pragmatisme économique oblige, et quelques autres qui, répondant à une philosophie généreuse mais moins réaliste, défendent la liberté de circulation des hommes et des femmes.

(1) Les exemples cités sont tirés de la revue mensuelle du Gisti, Plein Droit, et de témoignages du Comité contre la double peine.
(2) Libération, 17 juillet 1996.

Encadré : l¹arbitraire au quotidien

  • Délation

    « J¹ai l¹honneur de vous informer » qu¹à l¹occasion « de l¹inscription scolaire d¹un enfant », Monsieur X « réside de façon irrégulière sur le territoire français ». Ou encore : « dans le cadre d¹une déclaration maritale », un autre Monsieur X « est apparemment sans titre de séjour ». Ces lettres très officielles ‹ les deux portent l¹en-tête d¹une mairie d¹arrondissement de Paris et sont adressées au tribunal de grande instance ‹ reflètent du climat qui règne dans certaines administrations. Exemple caractérisé de dénonciation ? « Toute autorité constituée (...) qui, dans l¹exercice de ses fonctions acquiert la connaissance d¹un crime ou d¹un délit, est tenu d¹en donner avis sans délai au procureur de la République » spécifie l¹article 40 du code de procédure pénale. Le séjour irrégulier étant considéré comme un délit, il semble que ces employés ne font qu¹appliquer la loi. Pourtant, celle-ci ne prévoit aucune sanction si cette disposition n¹est pas prise en compte...

  • Présumé coupable

    Début août 1994 : en représaille aux assassinats de ressortissants français en Algérie, Charles Pasqua, alors ministre de l¹Intérieur, ordonne une rafle contre les milieux musulmans intégristes. Résultat : 26 militants islamistes présumés se retrouvent assignés à Folembray (Aisne). Sans aucune forme de procès ‹ il s¹agit d¹une mesure administrative ‹ vingt sont expulsés vers Ouagadougou, au Burkina-Faso. Mohamed Flifa, lui, reste assigné à résidence dans un village proche de Limoges. Ce commerçant marseillais, sa femme, Leïla, et ses deux enfants reçoivent 150 Francs par jour, pour vivre. Il n¹a toujours pas été jugé ‹ et pour quel crime ? ‹ encore moins condamné. « L¹assignation à résidence est une mesure conservatoire en attendant que les décisions adéquates soient prises par les autorité compétentes » explique la préfecture. Deux ans que ça dure... Seul le propriétaire du studio loué par l¹Etat pour la famille Flifa y trouve son compte en encaissant 4.000 Francs par mois.

  • Centre de rétention et zone d¹attente

    Un jeune détenu qui se taillade les deux bras. Des émeutes au cours desquelles des détenus de mutilent pour, selon les autorités, être conduit à l¹hôpital. Une prison turque ? Non, juste les centres de rétentions de Nanterre et de Vincennes. Les deux seuls, sur douze, qu¹une mission d¹enquête de la FIDH a pu visiter au printemps dernier. Ces centres, ainsi que les zones d¹attente dans les aéroports, servent à « retenir » les étrangers en situation irrégulière, sur décision administrative. Chambres insalubres, sans poignées aux portes, dans lesquelles sont confinés les retenus pendant leur période de rétention (vingt jours maximum). Il n¹existe pas forcément de quartiers séparés pour les femmes et les hommes. Ni pour les mineurs d¹ailleurs : constatant la présence d¹une jeune zaïroise de quinze ans dans la zone d¹attente de Roissy, les délégués de la FIDH protestent. « Elle est peut être mineure selon nos lois ici, mais laissez-moi vous dire que c¹est une femme dans son pays » rétorque le fonctionnaire présent. L¹accès au téléphone reste aléatoire. Aucune garantie, donc, pour contacter son avocat ou sa famille. Ni de règlement permettant aux retenus de prendre connaissance de leurs droits. Ceux-ci sont « manifestement balayés » conclue le rapport sur la situation des étrangers et demandeurs d¹asile en France.

  • Charter à remplir

    Objectif du ministère de l¹Intérieur : affréter deux charters d¹expulsés par mois. Comment rentabiliser un vol programmé à l¹avance ? Il suffit de faire passer le mot aux forces de police. Ainsi, en juillet, une note circule chez les gendarmes du Val-de-Marne. Il leur est demandé « de porter une attention particulière dans la recherche d¹ESI (étrangers en situation irrégulière, ndlr) sur le territoire national, de nationalité tunisienne ou malienne », un charter à destination de ces deux pays étant prévu pour début août. On imagine la nature des contrôles d¹identité qui s¹en suivent...