[pajol] |
français / deutsch |
(remerciements)
LE 18 mars 1996, on voit surgir comme d'un tunnel, éblouis par les projecteurs des caméras de télévision, 300 Africains de l'ouest (Mali, Sénégal, Guinée, Mauritanie) réclamant comme une évidence leur régularisation. Là commençait avec l'Etat français un conflit qui allait durer plusieurs mois.
Dès 10 heures du matin, la France entière savait qu'il se passait quelque chose à l'église Saint-Ambroise. Les "clandestins" comme on nous appelait, ne voulaient plus attendre d'être traqués, harcelés, relégués au dernier rang : nous étions là, en chair et en os, bien visibles et décidés à prendre notre destin en main.
En réclamant d'emblée des papiers pour tous, nous avons voulu éviter la division, le tri, l'arbitraire.
Nous avons toujours pensé que réclamer les papiers était un droit pour nous. Privés des droits fondamentaux de l'être humain, clandestinisés pour la plupart d'entre nous par des lois de statut spécial sans cesse modifiées - surtout depuis 1974 - pour durcir la politique de fermeture des frontières, il nous fallait interroger la France - ses institutions et son opinion publique.
En attaquant les lois françaises nous concernant, nous avons voulu affirmer qu'une société ne peut indéfiniment aliéner une partie de sa population, sans que cette même population ne remette en cause le système.
Le sursaut du 18 mars 96 peut être considéré comme une rébellion : contre des conditions de vie difficiles, contre la clandestinisation, contre les violations ou même la négation de nos droits, contre les humiliations et les traitements dégradants dont nous étions victimes (contrôles au faciès, mises en rétention, emprisonnements, expulsions...).
Trois choses revêtaient alors à nos yeux une grande importance :
1) Une revendication clairement posée : des papiers pour tous.
2) Notre visibilité pour pouvoir porter cette revendication, visibilité qui ne pouvait être possible qu'après la conquête de notre autonomie.
3) Cette autonomie :
Si chacun d'entre nous représentait sa revendication pour d'autres conditions d'existence, nous avons ensemble, en tant que groupe, pris rapidement conscience que les enjeux de notre lutte dépassaient la question des papiers et ne pouvaient se limiter à demander des papiers pour notre seul groupe.
Il nous fallait nous organiser pour pouvoir résister. L'élargissement du mouvement devint une nécessité à laquelle j'ai particulièrement oeuvré au risque parfois d'être incomprise par certains de mes camarades. Des collectifs de sans-papiers se sont constitués à travers toute la France, réunis d'abord dans une coordination régionale, puis dans une coordination nationale, au sein de laquelle nous avons recensé 48 nationalités.
Nos revendications étaient éminemment politiques. Notre visibilité à travers les manifestations, rassemblements, forum-débats, caravanes à travers la France, les occupations, dérangeait à coup sûr. Tout a été fait pour l'empêcher et pour empêcher que de la revendication de notre groupe nous passions à la revendication générale : des papiers pour tous.
Combien de fois des responsables de la préfecture de police de Paris nous ont-ils conseillé de nous occuper que de nos dossiers. "Occupez-vous de vos dossiers, ce sera plus facile pour vous. Pourquoi voulez-vous réclamer des papiers pour tous ?".
Il nous fallait, une fois nos objectifs définis, oeuvrer à lier notre lutte au mouvement social, à la faire apparaître, non pas comme une lutte isolée, mais comme la lutte d'une partie des travailleurs. Cela s'est traduit par un rapprochement des syndicats. Tous les sans-papiers de Saint-Bernard ont été parrainés par les syndicats, et la Bourse du travail de Paris abrite jusqu'à présent nos réunions ou meetings. Des comités de soutien se sont constitués autour de chaque collectif. Mais autant nous avions conscience que sans soutien, il nous serait difficile de continuer, autant nous tenions à notre autonomie.
Je n'étais pas la seule immigrée dans le groupe à espérer que dans et à travers cette lutte, au moins, je pourrais me faire entendre. Parler, interpeller les représentants de l'Etat français, prendre à témoin l'opinion publique nationale et internationale. J'avais déjà l'habitude des mouvements sociaux. J'ai pris part déjà chez moi au Sénégal à chacune des initiatives communes de revendications ou de protestations depuis le grand bouleversement de 1968.
En essayant de lier notre mouvement à celui des chômeurs de l'hiver 1997, en manifestant ensemble, en faisant ensemble des réunions, des occupations, nous avons voulu contrer l'argumentation de l'extrême droite reprise par la gauche comme par la droite selon laquelle les étrangers seraient responsables du chômage et qu'en les expulsant, on résorberait le chômage. En travaillant, en luttant côte-à-côte, nous avons voulu attirer l'attention sur les vraies causes du chômage, et des problèmes sociaux en général. Nous avons expliqué que les vraies causes de tous ces problèmes résultent de la politique économique du gouvernement, une politique d'austérité néolibérale, et non de la "paresse" des chômeurs ou du "parasitisme" des "clandestins".
En nous montrant au grand jour, nous avons décidé, non pas de quémander notre régularisation, mais de lutter pour changer notre situation. Les lois Pasqua de 1993 ont été le point culminant dans la négation de nos droits. Victimes de cette législation xénophobe, relégués dans une zone de non-droit, nous nous sommes élevés pour dénoncer les violations des droits de l'homme qui avaient cours ici en France : droit d'entrée, de s'installer, droit au travail, au logement, à la santé, à la formaion, à l'éducation pour ses enfants, à une vie familiale normale, car les droits des femmes et des enfants sont aussi quotidiennement bafoués ; droit à la citoyenneté, droit d'asile...
L'exercice de tous ces droits, dont certains figurent dans les textes nationaux ou internationaux se trouve entravé par la législation sur l'immigration, par des règles ayant pour objectif principal de contrôler, de harceler, de réprimer. Tout est fait pour que les érangers vivant en France en viennent à se convaincre qu'ils n'ont aucun droit.
Pour celui que l'on veut empêcher de venir, la liberté d'aller et de venir n'est plus !
Pour celui que l'on veut empêcher de s'installer, plus aucun droit n'existe : tout est fait pour qu'il se sente rejeté, pour lui rendre les conditions de vie impossibles.
Les abus, les pratiques arbitraires de l'administration deviennent alors monnaie courante, certains fonctionnaires zélés considèrent la délation comme un devoir civique. Le "terrorisme" de l'administration prend alors de plus en plus le pas sur l'application du droit.
Notre action pose, au-delà de la revendication des papiers, la question de la liberté de circulation, et de l'immigration en général. Il est question des droits de l'être humain et des violations de ces droits, de l'universalité des droits de l'homme.
A l'orée du 3ème millénaire, l'action des sans-papiers de France pose le problème des grandes migrations internationales. Nous sommes pour beaucoup d'entre nous originaires de pays dits du Sud, dont les économies ont été pillées des siècles durant, et qui sont aujourd'hui paralysés par les plans d'ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI. Notre lutte, ici, dans un pays du Nord, pose la question des rapports entre le Nord et le Sud, la question de la répartition de la richesse planétaire.
Que signifie les droits de l'homme pour des millions d'analphabètes vivant dans les pays pauvres, incapables d'utiliser ces droits ? En savent-ils même l'existence ?
Que signifient les droits de l'homme pour les 4/5 de l'humanité, obligés de vivre dans la plus grande misère, avec moins de 1 dollar par jour ?
Quelle signification la revendication du droits des peuples à disposer d'eux-mêmes peut-elle avoir à l'époque de la mondialisation de l'économie ?
La défense des droits de l'homme devrait commencer par celle du droit au développement, au bien-être de chacun. La liberté passe nécessairement par la lutte contre la misère, contre les inégalités constatées au niveau de la planétaire? Notre lutte est une lutte pour l'égalité des chances et des droits, pour un nouvel ordre économique mondial.
Si elle a été exceptionnelle du point de vue de la détermination de ses acteurs et de leur soif d'autonomie, si elle a su créer une certaine dynamique dans le mouvement social en France, notre lutte ne saurait et ne doit pas rester isolée. Consolidons ensemble les ponts jetés avec les mouvements de chômeurs, de sans-logis, de travailleurs, en France et en Europe, dans nos pays d'origine.
Ce qui explique notre soutien à la campagne "Kein Mensh ist illegal" organisée en Allemagne. Développer et consolider des actions à la base, fondées sur le principe de la démocratie, c'est plus qu'une nécessité, c'est devenu une urgence. En tant que sans-papiers, nous avons compris que nous sommes les premiers défenseurs de nos droits. Notre mouvement survenu à peine trois mois après celui des travailleurs français de l'hiver 95 montre qu'une toute autre voie est possible que celle de la soumission et de la fatalité.
Notre action vise à rendre les droits de l'homme effectifs, au besoin en dehors du droit établi par les États.